vendredi 11 juillet 2014

Et tout s'est éclairé - 3


Cela arrive aux meilleurs d’entre nous – et c’est sans doute une tendance universelle :o)


Jardinet du Mile-End.


Imaginons que vous travaillez dans une librairie, et que vous voyez quelqu’un entrer. Inévitablement (à moins de vaquer à vos occupations sans y faire attention) vous scannez visuellement la personne en question. En deux secondes, vous avez d’elle une image mentale qui est fondée sur son attitude, son expression, sa voix, sa tenue, etc. Cette impression reflète également votre vision du monde, bien sûr, et probablement votre état d’esprit ce jour-là.

Même en essayant de ne pas se laisser influencer par des idées préconçues, cette « lecture » spontanée nous amène bien souvent à catégoriser les gens malgré nous  même inconsciemment. 



Créations excentriques et sympathiques chez Raplapla, rue Villeneuve, à Montréal.
Notez qu'avec de l'imagination, on peut même câliner les cactus.


Ma pratique Vipassana (qui consiste essentiellement à observer ses sensations, dans le cadre de la méditation comme de la vie quotidienne) m’a cependant fait prendre conscience de cette tendance, surtout au travail, où le contexte stable de la librairie me permettait de relever des variations dans ma perception des clients.

J’ai ainsi pris conscience que ma classification spontanée se divisait essentiellement en deux grandes catégories :
1) Je ressens une connexion particulière avec cette personne;
2) Je ne me sens pas particulièrement connectée avec lui/elle.

La seconde catégorie incluant beaucoup de gens aimables et de bonne volonté (ce n’était simplement pas mon type de personne), cela n’avait pas d’effet négatif sur mon rapport avec eux – du moins me semblait-il – sauf s’ils n’étaient vraiment pas aimables (ce qui n’arrivait pas souvent).



Dans une rue de West Village, New York.


Or l’événement des « câlins gratuits » m’a donné une perspective complètement nouvelle sur ce processus. Durant toute la semaine qui a suivi, non seulement j’étais consciente d’être reliée à tout le monde, mais je ressentais, véritablement, cette connexion profonde et subtile à la fois.

Et comme presque tous mes clients semblaient deviner, mystérieusement, mon sentiment (à en croire la qualité particulière de leurs remerciements quand ils repartaient) j’ai décidé de mettre à profit ma tendance initiale à « scanner » spontanément les clients et les inconnus.



Jardin à l'abandon du Mile-End : rouille et fleurs.


Dès lors, chaque fois que je me surprenais à noter des choses qui me donnaient l’impression de « ne pas être particulièrement connectée » avec des clients, au lieu de juger ma réaction (comme j’étais tentée de le faire au départ), je cherchais simplement quelque chose d’attachant chez eux, en profitant des moments où ils regardaient ailleurs.

Mon côté intuitif et sensible s’avérait cette fois bien utile...

Un air préoccupé ou fatigué, une fausse assurance, un pli entre les sourcils ou un simple imperméable froissé devenaient autant de signes subtils et attendrissants qui me sautaient aux yeux chez la personne que j’observais à son insu.



Bruant chanteur, ébouriffé mais mélodieux.


Aussitôt après, je me retrouvais dans un autre registre de perception, qui me permettait de voir réellement cet être humain unique et complexe, façonné par tous les détours et les rencontres de son histoire sous-jacente.

Si mon observation discrète ne m’offrait pas d’élément susceptible de me faire accéder à cette vision plus personnelle, je me rappelais que j’avais devant moi un(e) enfant déguisé(e) en adulte, aux prises avec un monde difficile. Cette évocation me permettait toujours d’établir une connexion intérieure avec eux. (Vous avez déjà essayé, sûrement ?)



Toute petite déjà, les chiffres me paraissaient désespérément abstraits.


Mais il se passait alors quelque chose de très étrange : souvent, au moment où je commençais à « voir réellement » une personne, celle-ci levait les yeux de ce qu’elle était en train de faire et me souriait, exactement comme si je venais de lui dire quelques mots gentils. Au début j’étais prise au dépourvu, mais j’ai finalement dû m’en convaincre : les gens pouvaient ressentir ce changement à travers la pièce.


Bouleau à papier (Betula Papyfera).


À ce stade, si j’étais distraite par les questions d’autres clients, je gardais mon intention de côté jusqu’au moment où la personne concernée venait au comptoir pour régler ses achats, et je me tournais à nouveau vers elle en pensée, avant de lui transmettre délibérément mon sentiment d’empathie tout en lui tendant son reçu, ou en lui disant quelques mots.





Cependant, ces mots tout simples et mon sourire amical n'avaient rien de particulier, ils étaient seulement les « points de contact » qui me permettaient de transmettre mon intention.







Tout ceci un peu au hasard, d’abord (et occasionnellement, car j’étais souvent accaparée par mes tâches de libraire), mais j’ai rapidement deviné ce qui ce passait. Ensuite, avoir confiance dans le processus m’a permis de l’appliquer à un plus grand éventail de personnes. Chaque fois, en les voyant partir avec un grand sourire, je les remerciais intérieurement de participer à cette transformation merveilleuse et mystérieuse.






Je me souviens d’un monsieur qui était toujours très négatif : quoi qu’il dise, même lorsqu’il s’agissait d’une question, c’était sous une forme négative. Rien ne pouvait échapper à sa critique, et c’était vraiment comme s’il ne pouvait pas s’en empêcher. Il essayait par exemple de « choisir » un guide sur un pays d’Afrique en me les montrant un par un, avec des commentaires secs, ironiques et dépréciatifs, en guettant ma réaction.

Je lui demandais simplement de quel type d’information il avait besoin pour ce voyage spécifique (c’était toujours pour le travail). Puis je venais lui montrer un ou deux guides correspondant à ses besoins, en expliquant pourquoi de façon concise, calme et positive, et je le laissais méditer là-dessus, pour me consacrer de nouveau à mon activité du moment.



Brooklyn Bridge.



C’était efficace dans la mesure où il restait silencieux le temps d’examiner le contenu des livres, et finissait par en acheter un, mais ce n’était pas sans remarques désabusées, du genre : « C’est mieux que rien, je suppose. »

Pourtant, un jour, inspirée par les expériences décrites plus haut, je suis allée un peu plus loin. Au lieu d’ignorer simplement ses commentaires négatifs (ce qui était mon approche jusque-là), je l’ai observé discrètement pendant qu’il feuilletait les guides, et j’ai essayé d’imaginer son enfance, son adolescence. Comment en était-il arrivé là ?

Presque aussitôt, j’ai pris conscience – de l’intérieur, en quelque sorte – à quel point il devait se sentir seul, tout le temps. Et comme il devait craindre de s’exposer en disant quelque chose de positif (qu’arriverait-il si sa bonne volonté était ridiculisée ?)



Le long du canal de Chambly.


Quand il est venu au comptoir avec les deux guides qu’il avait choisi, j’ai accompli la transaction comme d’habitude, en gardant à l’esprit cette révélation, mais sans trop savoir si je parviendrais à lui communiquer mon empathie, étant donné la neutralité prudente qui caractérisait nos échanges. Pourtant, il me regardait par en-dessous, comme s’il attendait quelque chose… Je me suis contentée de placer les livres dans un sac et de le lui tendre avec un regard amical, en disant vaguement : « alors bon voyage… » et c’est arrivé.



Dans le parc Lafontaine.


Son visage s’est éclairé; il m’a remerciée plusieurs fois pour mon aide en souriant, avec des remarques complètement inattendues de sa part, comme « Bien! Je suis content d’avoir ce guide avec moi pour le voyage ». Toute son attitude exprimait la gratitude et le soulagement de se retrouver dans un environnement où il pouvait, en toute sécurité, se montrer positif et gentil. Puis il est parti, toujours souriant, toujours en me remerciant.

Il y avait de quoi être impressionnée ! J’aurais voulu le remercier, lui, pour avoir laissé cette métamorphose s’opérer, pour m’avoir montré son côté vulnérable, et de manière tellement positive...






À l’époque je me sentais prisonnière de mon travail, qui n’était ni vraiment utile, ni créatif (je restais surtout pour la lumière du jour qui rentrait généreusement par la baie vitrée !) mais mes clients réceptifs me montraient à présent que même dans cette petite boutique du centre-ville, je pouvais faire une différence dans la journée de quelqu’un, si j’en prenais la peine : en permettant à cette connexion de s’établir, nous prenions tous les deux conscience d’une dimension subtile mais essentielle de nos vies respectives.




Nous étions en contact avec ce lieu vibrant et serein, en chacun de nous, où nous pouvons changer – à tout moment – notre manière de voir le monde, d’être reliés à lui, et de le créer.

Et ceci, chers lecteurs, sera le sujet du quatrième et dernier chapitre de cette histoire, au cours duquel ma compréhension s’approfondit grâce à deux femmes remarquables dont j’ai récemment découvert le travail (parmi d’autres influences éclairantes).

À suivre :o)


Pour se remettre dans le contexte, voir aussi les chapitres 1 et 2 en français.


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